Récit de ma correspondance avec le tueur en série anglais Ian Stewart Brady.
(Dans mon ouvrage « Les mots du mal – Mes correspondances avec des tueurs », vous aurez la possibilité d’en découvrir davantage sous une forme bien plus développée, riche en rebondissements et en anecdotes supplémentaires.)
L’affaire des tueurs de la Lande (Moors Murderer) m’a toujours intrigué pour son ampleur et l’empreinte indélébile qu’elle a laissée dans les consciences. Comment deux employés de bureau, d’apparence normale, ont-ils pu commettre des actes aussi terribles avant d’être arrêtés, traumatisant au passage toute l’Angleterre sur plusieurs générations ?
Correspondre avec un tueur en série pédophile et psychopathe au dernier degré n’est pas une chose aisée. Il est difficile de ne pas émettre de jugement et de faire preuve de recul, mais je voulais me faire mon propre avis sur la personnalité de Ian Stewart Brady. En revanche, il m’était impossible d’échanger avec sa compagne, Myra Hindley, décédée en 2002.
J’ai commencé à écrire à Ian Stewart Brady en 2010. Détenu dans l’hôpital pour malades dangereux d’Ashworth, j’avais l’appréhension que ma correspondance soit d’emblée interdite mais ce ne fut pas le cas. Plus d’un mois après ma première lettre, le 22 avril, j’obtins finalement une réponse du tueur de la lande de Saddleworth.
Son écriture crispée et tremblante me laissait entrevoir qu’il était sous neuroleptiques. Ian Stewart Brady possédait un style d’écriture bien à lui. Ses tournures de phrases étaient alambiquées mais faisaient état d’un certain raffinement intellectuel. Ses réflexions atteignaient un bon niveau d’analyse et de maturité philosophique. Selon lui, il était important de savoir manier les mots et d’avoir un langage riche, deux éléments fondamentaux pour bénéficier d’une pensée élaborée. Dans sa toute première lettre, il m’exprima sa satisfaction de savoir que la lecture de son livre intitulé »Les Portes de Janus » avait suscité mon intérêt le plus vif. Il m’expliqua que son ouvrage est désormais autorisé dans les universités britanniques et américaines.
Le livre de Ian Brady est très intéressant mais il est important de garder à l’esprit qu’il tente, consciemment ou inconsciemment (un peu des deux sans doute), de par ses analyses poussées sur la psychologie et le monde des hommes, d’intellectualiser ses actes criminels pour leur trouver une légitimité. Il le dit lui-même concernant ses meurtres : « Il s’agissait d’un exercice existentiel. » Par exemple, c’est ce qu’il fait en usant allègrement de la théorie du relativisme moral, Brady ayant parfaitement conscience du bien et du mal. En cela, Les Portes de Janus est bel et bien le livre d’un psychopathe, froid et calculateur.
Plus que le fond de ses réflexions, c’est l’usage qu’il a en fait qui nous en apprend beaucoup sur lui. Depuis sa jeunesse, Brady aimait Dostoïevski et surtout, Crime et Châtiment qui était son bouquin préféré. Il s’identifiait fortement à son personnage principal, le jeune meurtrier Raskolnikov qui, dans une situation de grande pauvreté, n’a de cesse de s’interroger sur le bien-fondé de sa démarche, à travers la question suivante : « un meurtre est-il moralement tolérable s’il conduit à une amélioration de la condition humaine ? ». Vers les dernières années de sa vie, il m’avait recommandé la lecture de « Langage et Silence », de Georges Steiner, à l’époque où nous correspondions ensemble. Cet ouvrage décortique le pouvoir du langage, son sens et ses conséquences, mais aussi sa fragilité et les menaces qui pèsent sur lui, comme par exemple son instrumentalisation et sa récupération. Là encore, il est question de relativisme. Quelque part, Brady a passé sa vie à décortiquer sa propre propension au crime et sa psyché, autant pour se comprendre lui-même que pour arpenter les sentiers du crime, et ce, avec tous les arguments possibles pour donner sens à ses choix. Le bouquin de Ian Stewart Brady nous livre une approche très personnelle du meurtre en série à travers un récit séparé en deux parties distinctes. La première partie évoque sa vision de la société, sa conception du bien et du mal, le concept du relativisme moral et il y démystifie le tueur en série. La deuxième partie, quant à elle, est consacrée à l’étude systématique de tueurs en série célèbres comme Ted Bundy ou Richard Ramirez.
Mis au fait de mon intérêt pour la peinture et l’art, Ian Stewart Brady me raconta qu’il avait réalisé un jour deux études surréalistes qui lui avaient valu un prix à la « Koestler Awards Exhibition ». (La « Koestler Awards Exhibition » est une exposition présentant des œuvres réalisées par des détenus. Elle est organisée par « l’Insider Art » à l’Institut des Arts Contemporains de Londres.)
« Oui, je me suis essayé à la peinture à l’huile dans les années 70’. J’ai réalisé deux études surréalistes, pour lesquelles j’ai obtenu une récompense à la « Koestler Awards Exhibition ». Je n’ai jamais renouvelé l’expérience. J’ai bien essayé ici mais ils découragent toute forme de créativité positive car elle met en lumière le négativisme de l’administration et de ces parasites que sont le personnel [carcéral] ici. »
J’avais rapidement ressenti l’ombre de Dostoïevski planer sur les lettres de Ian Stewart Brady car nombreuses étaient les citations et références provenant de l’auteur Russe. Il exprimait aussi très souvent ses opinions en matière de politique internationale. Elle était un thème récurrent dans ses lettres. Il m’évoquait parfois de brèves réminiscences de sa vie d’homme libre et me narrant à plusieurs reprises ses voyages à moto ou en train à vapeur, en Belgique et en France, dans le but de se fournir en armes à feu ou pour poursuivre d’autres intérêts criminels. Son amour de la France était palpable et il vantait souvent les délices de nos terroirs.
« Oui, j’ai parcouru la France à plusieurs reprises pour acheter des armes en Belgique, avant de parvenir à nous assurer un approvisionnement illimité au Royaume-Uni. J’ai toujours fait escale à Paris, même si ce n’était parfois que pour une seule nuit. Quand je voyageais en voiture, je préférais emprunter les routes départementales et gouter aux vins et fromages des petits villages, où les vieux bâtiments en pierre et les allées pavées se laissaient bercer par l’histoire.
J’ai également visité l’Allemagne, l’Autriche et d’autres endroits à l’Est – les villages de l’Est, plongés dans la pénombre, semblaient appartenir à une toute autre époque, mais pas au 20ème siècle ; l’obscurité ne retenait que l’odeur de moisi émanant du feuillage et de la terre labourée et humide. »
Empli de ressentiment et de résignation quant à sa propre condition, il m’exposait brièvement son quotidien à l’hopital d’Ashworth et qualifiait souvent le personnel soignant de « babouin ». Un jour, il me fit par du fait qu’il réclamait son droit à mourir et qu’il entretenait une grève de la faim depuis 1999, tout en étant nourri de force par le nez à l’aide d’une sonde, par le personnel de l’hopital d’Ashworth.
Interné depuis près de 40 années dans une cellule de l’hôpital d’Asworth, Ian Stewart Brady n’éprouvait pas le moindre remord pour ses crimes. Pire, il intellectualisait sans cesse ses forfaits pour mieux les justifier et leur donner un sens. Dans un courrier daté du 26 avril 2012, il m’avait envoyé une cassette audio enregistrée. Cette dernière est une compilation personnelle renfermant de nombreux extraits et musiques de films dans des genres très variés. Tous ces morceaux choisis ne l’avaient pas été par hasard et en disaient long sur sa vision de la vie.
Ian Brady est finalement décédé le 15 mai 2017 des suites d’un cancer, à l’âge de soixante-dix-neuf ans, en emportant certains de ses secrets dans la tombe. Jusqu’au bout, il aura laissé planer le doute sur l’emplacement des restes de l’une de ses victimes qui ne fut jamais retrouvée. Du fin fond de sa cellule, il aura torturé psychologiquement la mère du petit Keith Bennett dont le corps se trouve toujours quelque part, probablement dans la lande de Saddleworth.
Ainsi, Ian Brady aura finalement eu le dernier mot.
Homme le plus détesté d’Angleterre, il fut sans nul doute le pire tueur en série du vingtième siècle de toute la Grande-Bretagne et son affaire aura laissé une empreinte indélébile dans l’inconscient collectif, à l’instar de Jack l’Éventreur au XIXe siècle.
« Même les tueurs en série ne sont pas tout à fait qui l’on croit. Ils peuvent parfois être la corde tendue au-dessus de l’abime spirituel, entre l’homme et ses espoirs déçus.» Ian Brady, Les Portes de Janus, 2001.