Interview étudiante

Entretien réalisé avec une étudiante en master recherche en Arts Plastiques pour son mémoire sur l’art carcéral et le phénomène de la murderabilia.

Je sais que vous êtes collectionneur de « murderabilia » et entretenez des correspondances avec certains tueurs en série. Si vous deviez n’en choisir qu’un, quel serait le tueur en série avec lequel vous avez eu les échanges les plus enrichissants et pourquoi ?

Il s’agit de Patrick Wayne Kearney. Voici un bref aperçu de sa biographie : “Patrick Wayne Kearney (né le 29/09/1939) a été incarcéré pour 21 homicides avérés (28 avoués), actes de nécrophilie et de cannibalisme dans les années 70. Il dispose d’un QI de 180 et parle sept langues couramment. Ancien ingénieur en informatique de la prestigieuse Hughes Aircraft Company et consultant pour l’US Air Force des États-Unis. Surnommé par les médias ”le tueur au sac poubelle”, il dispersait les restes de ses victimes contenus dans des sacs poubelles le long des autoroutes californiennes. Ses victimes de prédilection étaient des auto-stoppeurs de sexe masculin et de préférence bien bâtis ; jeunes hommes, fugueurs, hippies, marginaux, etc… Patrick Wayne Kearney a sévi de 1968 à 1977, année où il a été finalement arrêté après s’être lui-même dénoncé à la police pour protéger son compagnon de l’époque. Patrick Kearney est un homme discret, et son histoire a été peu médiatisée à l’époque. En ce temps-là, son affaire a été éclipsée par les médias qui ne parlaient que de Ted Bundy et de John Wayne Gacy. Il est considéré à ce jour comme l’un des tueurs en série les plus intelligents de la seconde moitié du vingtième siècle.”

J’ai commencé à correspondre avec Patrick Wayne Kearney en mars 2010. Il m’écrit en français, ce qui simplifie grandement nos échanges. Nous discutons de nombreux sujets, bien que Patrick Kearney n’évoque jamais directement son passé criminel et les exactions qu’il a commises. En revanche, son humour grinçant et son cynisme en disent long sur lui. Il fait parfois des allusions subtiles au cannibalisme tribal, mentionnant par exemple que la chair humaine a le goût du porc ou du singe, accompagné d’un petit smiley… Nous échangeons surtout sur des sujets tels que la politique internationale, les sciences, la littérature, les criminels et affaires célèbres, etc. Patrick Kearney a de nombreux centres d’intérêts, tout comme moi. J’ai plus de 900 lettres de lui chez moi, et je reçois une lettre chaque semaine.

De sa cellule, Patrick Wayne Kearney correspond également avec d’autres détenus, obtenant leurs adresses grâce à d’autres correspondants extérieurs. Ainsi, il a eu des échanges avec l’ex-dictateur du Panama, Manuel Noriega, les tueurs en série français Patrice Alègre, Francis Heaulme, Guy Georges et le Belge Marc Dutroux. Il a aussi correspondu avec le tueur d’enfants Britannique Ian Brady et l’assassin de Robert Kennedy, Sirhan Sirhan. Bien évidemment, il écrit également à des criminels de son propre pays, les États-Unis. Les détenus communiquent entre eux et s’échangent des adresses, des conseils pour gérer leurs affaires ou les médias. C’est étonnant quand on y pense, il y a un véritable réseau. Naturellement, conformément à la réglementation, les lettres sont lues par l’administration. Hormis cela, ils respectent la légalité. Patrick Wayne Kearney aime les intrigues, bien que cela puisse parfois entraîner des quiproquos entre correspondants extérieurs. En effet, Patrick Wayne Kearney entretient des correspondances avec des personnes dont il croise les informations échangées avec eux. De temps en temps, cela donne lieu à des situations ubuesques et à des conflits entre ses correspondants. La règle d’or est de ne jamais perdre de vue qu’on peut se faire manipuler. Souvent, les tueurs en série prennent plaisir à jouer avec les émotions des uns et des autres. Même enfermés derrière les barreaux, c’est pour eux une façon d’exercer un pouvoir, comme ils le faisaient avec leurs victimes. Il faut rester sur ses gardes, ne faire confiance à personne de l’extérieur et prendre beaucoup de recul sur les choses.

Y a-t-il un objet ou une œuvre dans votre collection que vous affectionnez plus que les autres ? Si oui, lequel et pourquoi ?

Non. Toute création est unique et raconte quelque chose de différent selon la personne qui l’a produite. C’est ce qui en fait tout l’intérêt. Chaque œuvre a été créée dans l’ombre et l’exigüité d’une cellule, avec les moyens du bord, selon des méthodes personnelles. Parfois, c’est avec du papier de récupération, des documents administratifs des prisons, sur les menus semestriels de la cantine, du carton de boîtes d’emballage alimentaire, et d’autres fois, sur du vrai papier à dessin ou des cartons entoilés. Le support en dit long sur l’origine de ces créations si spéciales, il témoigne de la difficulté de créer en milieu carcéral. La prison est un lieu où tout est fait pour gommer l’individualité et la personnalité d’un être humain. Les détenus américains sont numérotés, habillés en uniforme orange ou bleu. Malgré tout, ils parviennent comme ils le peuvent à affirmer leur personnalité. Certains collectionneurs rassemblent les effets personnels de tueurs en série, comme des brosses à dents usagées ou des vêtements. C’est une forme d’idolâtrie, de fétichisme, et il y a un marché pour ça. Pour ma part, je trouve cela sans intérêt et un peu ridicule.

Pourquoi les tueurs en série vous intéressent-ils autant ?

Parce que depuis que je suis tout petit, j’aime ce qui fait peur. J’aime les films d’horreur, les polars, le fantastique et la science-fiction. J’ai toujours été attiré par l’étrange, probablement parce que je me sentais différent. Quand je lisais des biographies relatant l’enfance de tueurs en série, j’y trouvais bien souvent de grandes similitudes avec ma propre histoire. Une enfance difficile et violente peut générer une insensibilisation à la condition des autres, voire une déshumanisation progressive. J’ai moi-même évolué dans un contexte tellement toxique durant toute mon enfance que je n’ai pas échappé à cela. Mes activités autour des tueurs en série revêtent donc, en partie, une dimension cathartique. Je ne me suis pas tant intéressé à eux qu’aux causes qui m’y ont mené. J’ai porté mon attention sur ce type de criminel en particulier, car il est pour moi la plus authentique et la plus extrême incarnation de tout ce qui personnifie la décadence de notre propre espèce. On sait aussi depuis longtemps que les individus violents ont subi des traumatismes psychologiques durant leur enfance. Il fut très étonnant pour moi de constater à quel point les ténèbres de mes correspondants ont apporté leur lot de réponses aux miennes, et m’ont permis de mieux me comprendre. J’apprends des autres, sur moi-même, et dans un sens plus large, sur le genre humain. Je m’intéresse aussi beaucoup à la dimension « culturelle » du tueur en série, à sa position dans la culture populaire, entre la fascination et la répulsion qu’il suscite. Je m’intéresse à la manière dont le phénomène culturel et réel s’autoalimente.

Pensez-vous qu’il soit possible de définir l’art des tueurs en série ou est-ce un art qui nous échappe ?

« L’art » des tueurs en série est bien souvent constitué de recopiages enfantins sans intérêt. Toutefois, certains tueurs en série livrent sur le papier, à travers leurs dessins, ce qu’on peut appeler de véritables paysages mentaux. Ils offrent une vue sur leur psyché, expriment des peurs, des réminiscences de leurs actes criminels ou de leur passé, et parfois, leurs fantasmes les plus sombres. Certains sont parfois très talentueux. Je pense à Gary Ray Bowles ou encore Keith Hunter Jesperson… En revanche, l’avènement de la murderabilia (mot-valise pour définir les objets liés à des criminels, et le marché qui en découle) conduit les tueurs en série à répondre à une demande de la part des vendeurs/collectionneurs qui souhaitent des œuvres « diaboliques », autrement dit les plus sanglantes et les plus effrayantes possibles. Ainsi, nombre de criminels incarcérés livrent des créations sur commande, bien sûr dans la limite de ce que l’administration pénitentiaire autorise à voir passer.

Est-il possible de faire un rapprochement entre vos œuvres et celles des tueurs en série ?

Je ne sais pas. Mes œuvres sont le fruit d’une démarche personnelle et intime. Là encore, il y a une dimension cathartique. J’évacue beaucoup de choses négatives grâce aux dessins et à la peinture. Je mets sur le papier ou la toile mes peurs, mes angoisses et mes incertitudes. C’est peut-être grâce à cela que je suis si joyeux au quotidien. C’est très libérateur et c’est pour moi une manière d’exprimer l’inexprimable. Si je faisais de la musique, je ferais du hardcore ou du black metal, mais je n’ai aucun talent musical. Alors, ma violence et ma noirceur, je les exprime avec mes pinceaux et mes crayons. Mais je ne pense pas que mes créations soient liées à celles des tueurs. Je ne vois pas quel rapprochement est possible, vu que mon « art » est avant tout influencé par d’autres artistes tels que Francis Bacon, H.R. Giger, Egon Schiele et non par les criminels. J’ai aussi un rapport très personnel avec la beauté et la laideur.

« Le beau est affreux et l’affreux est beau. » – William Shakespeare

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