Depuis que je suis en âge de tenir un crayon entre mes doigts

Depuis que j’ai acquis la capacité de tenir un crayon entre mes doigts, j’ai toujours cherché à retranscrire ma vision du monde et ce que j’ai en moi. Mes premiers dessins d’enfant étaient réalisés au feutre et aux crayons de couleurs. Naïvement, je dessinais principalement des canards (dessins de 1989). Cependant, très vite, mes œuvres ont pris une dimension plus inquiétante.

Un dessin de 1986 représente un cœur sombre au recto de la feuille, puis au verso, un monstre dévorant un immeuble. J’avais alors seulement cinq ans. Vers l’âge de huit ans, en 1989, je me suis mis à créer des scènes de guerre, certainement inspirées par ce que je voyais aux informations dans les années 80, notamment la guerre du Liban, les famines en Afrique, et la catastrophe nucléaire de Tchernobyl qui cristallisait beaucoup d’angoisse sur l’avenir.

À cette époque, dans les actualités télévisées, les présentateurs se contentaient de recommander aux téléspectateurs d’éloigner leurs enfants du poste de télévision, puis les pires images du monde défilaient sur le petit écran. Je me souviens encore de l’exécution du couple de dictateurs roumains Ceaucescu. La vision des corps tombant sous les balles m’avait autant effrayé qu’elle avait exercé sur moi une certaine fascination. Je me revois encore rejouer la scène avec mes petits soldats en plastique sur le linoléum du salon familial, à la grande stupéfaction de mes parents.

Plus tard, vers l’âge de neuf ans, en 1993, j’ai découvert mes premiers films fantastiques, de science-fiction et d’horreur. Ces univers effrayants étaient plus rassurants que l’atroce réalité qui m’entourait, surtout avec la maladie mentale de ma mère dont je commençais à prendre conscience. Peu à peu, ces films sont devenus un refuge, une dimension culturelle enveloppante qui agissait comme un exutoire à mes angoisses.

En raison de ma nature anxieuse, j’ai commencé à développer des troubles de l’attention et une hyperactivité rapidement très handicapante, paralysant mes relations sociales et entachant ma scolarité.

En 1993, mes parents ont divorcé alors que j’avais 12 ans. Peu de temps après, ma mère, bien que très malade psychiquement, a obtenu ma garde. Cela peut sembler aberrant aujourd’hui, mais c’est ainsi que cela s’est passé à l’époque. Isolé et évoluant dans un climat de violence et d’insécurité croissante, mes notes ont chuté de manière significative. Les seules matières qui m’intéressaient encore étaient le français et les sciences de la Terre, des domaines où j’excellais. Je n’avais aucune note en dessous de 16, mais partout ailleurs, c’était le zéro pointé.

En parallèle, je me nourrissais de bandes dessinées et dessinais constamment du fond de la classe. Je créais des monstres, des zombies, des crânes, des démons ailés, des corps mutilés et des soldats. Je lisais des Livres dont vous êtes le héros et élaborais mes propres scénarios de jeu de rôle, avec toutes les illustrations et les cartes fantastiques qui allaient avec.

À l’âge de quinze ans, en 1996, après des années cauchemardesques en compagnie de ma mère, celle-ci est décédée dans des circonstances tragiques mais prévisibles. Ce fut pour moi un immense soulagement, une libération que j’ai vécue comme une seconde naissance. Placé chez mon père, j’ai commencé à lire mes premiers vrais romans de littérature. Rapidement, j’ai découvert les grands auteurs de science-fiction et d’horreur tels que H.P. Lovecraft et Clive Barker. En parallèle, m’inspirant des bandes dessinées d’Enki Bilal ainsi que des peintures d’Egon Schiele et Francis Bacon, j’ai commencé à donner une dimension plus sérieuse à mes dessins. Je souhaitais poursuivre la création en entrant dans une démarche artistique progressive et évolutive. J’ai eu une période assez romantique et douce, mais néanmoins marquée par une certaine tristesse, où je testais différentes techniques et styles, inspiré par tout ce que je pouvais m’approprier.

À dix-neuf ans, en 2000, j’ai dû prendre mon premier studio et commencer à vivre seul. J’ai enchaîné les petits boulots entrecoupés de périodes de chômage et les apprentissages difficiles. Rien de ce que je faisais ne m’apportait un quelconque sentiment d’accomplissement. Je m’ennuyais. Ruminant mon parcours traumatique (je l’évoque intégralement dans la longue postface autobiographique de mon livre « Les Mots du Mal – Mes correspondances avec des Tueurs », publié chez Camion Noir), j’ai adopté un mode de pensée très nihiliste et des comportements autodestructeurs. Le dessin était la seule activité qui me valorisait et me soulageait, même si elle s’exprimait dans la solitude.

À l’âge de vingt-trois ans, en 2004, j’ai dessiné un triptyque représentant des masses de chair déformées très évocatrices, enchâssées sur des barres de fer. Quelques mois plus tard, j’ai appris que j’avais attrapé une maladie. Ces trois peintures aquarelles étaient donc prémonitoires, à moins que ce ne soit une révélation inconsciente de mon état avant même que le diagnostic ne soit posé. Après une opération et un suivi de dix ans qui m’ont fait beaucoup réfléchir sur mes comportements et m’ont servi de leçon, j’ai été déclaré officiellement guéri. Le plus difficile pour moi était d’y croire et de l’accepter. Malgré ma joie d’en être sorti, ma grande satisfaction en réaction à cette annonce était de me réjouir de pouvoir continuer à créer et à dessiner. C’était ma troisième naissance.

Autour de mes vingt-sept ans, en 2008, j’ai rencontré deux peintres talentueux et ensemble, nous avons créé une petite association qui n’a pas fait de miracles, mais cette période a été sujette à une intense émulation créative. C’est à cette époque que j’ai cherché à perfectionner mon style en passant par différentes phases allant de l’expressionnisme à l’abstrait. J’expérimentais toutes sortes de techniques sur toile de lin : le fusain, la mine de plomb, la gouache, l’acrylique et l’aquarelle. Je me livrais aussi à des jeux de matière, des collages et parfois même, je peignais avec mon sang. Mon thème de prédilection était le corps.

Toujours enclin à produire des œuvres sombres, on me répétait sans cesse de créer des œuvres plus gaies, plus colorées et plus grandes. C’était la condition quasi-obligée pour pouvoir exposer dans des salons de peinture et attirer les faveurs d’une populace sans imagination, aux goûts formatés, avide de paysages et de formes en harmonie avec la couleur de leurs rideaux. J’ai essayé, mais ce n’était pas mon truc. Ce que je produisais était faux, creux, sans inspiration et je m’éloignais de moi-même. Ainsi, je suis revenu à ce que j’aimais faire dans le domaine où je me sentais à l’aise.

Rapidement, les toiles s’accumulaient dans mon second appartement de 50 mètres carrés, aux allures d’atelier. Lorsque j’ai dû déménager en 2009 dans une autre ville pour une formation professionnelle, je me suis séparé d’une grande partie de mes peintures, ne conservant que celles que je jugeais être les meilleures. Diplôme en poche, j’ai ensuite emménagé à Bordeaux dans un nouvel appartement et j’ai dû abandonner la peinture sur toile, trop encombrante. Les trois premières années, je n’ai rien produit du tout. J’étais bien trop occupé à m’acclimater à mon nouvel environnement social et professionnel, en plus d’avoir à gérer le mal du pays. Puis un beau jour, je me suis remis à dessiner et à peindre, cette fois sur du papier à dessin épais 300 g/m2 140-lb de format 30 x 40 cm. Ce support prend bien moins de place que les toiles en lin montées sur cadre en bois. J’ai redécouvert les possibilités infinies de l’encre de Chine que j’avais vaguement expérimentée par le passé, dix ans plus tôt. Mon style sombre s’est affirmé au fil du temps et a gagné en maturité. À bientôt quarante ans, je continue de créer des œuvres sombres qui retranscrivent tout ce qui est pour moi inexprimable par les mots. Je ne cherche pas à choquer, même si mes créations peuvent heurter la sensibilité. J’utilise l’énergie du chaos comme médium pour créer mon propre univers.

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